Au lendemain de la guerre, le monde ouvrier stéphanois vient d’élire une municipalité « Bloc Républicain des Forces de Gauche », plaçant ses espoirs dans un changement politique et social radical. Le patronat local, inquiet, craint le pire, il se prépare à résister.
La grève des cheminots, une grève comme les autres ?
Jamais depuis la période 1906 à 1911 et les soubresauts générés par l’anarcho-syndicalisme, l’atmosphère n’avait été aussi lourde. Au palmarès des grèves les plus dures du premier semestre 1920, retenons une grève de 5 semaines des teinturiers en février, une première grève des cheminots du 25 février au 5 mars, une grève des mineurs du 18 au 22 mars, une deuxième grève des cheminots du 29 avril au 21 mai, à laquelle se joignent les mineurs, les métallurgistes, les employés du bâtiment et du roulage. Le taux de syndicalisation dans le bassin culmine à un niveau jamais atteint. Quand des cortèges de milliers de personnes rallient depuis Châteaucreux la Bourse du Travail, drapeau rouge en tête, quand retentissent les discours du 1er mai, du Maire Louis Soulié et du député Antoine Durafour, quand survient la nouvelle que les passementiers risquent eux aussi, de se rallier à la grève générale, tout le monde s’attend à voir basculer le monde capitaliste.
Les élèves de l’École des Mines : élèves apprenants ou acteurs agissants ?
Comme dans d’autres régions industrielles qui sont paralysées par les grèves et où interviennent les élèves de l’École Centrale ou des Arts et Métiers, à Saint-Étienne une centaine d’élèves de l’École des Mines décident d’entrer en jeu, quitte à passer pour des casseurs de grève. À partir du 28 février, et à nouveau le 1er mai, ils se mettent au service de la Cie PLM pour remplacer les grévistes dans les gares. À Châteaucreux, ils sont, nous dit-on dans La Loire républicaine du 2 mars « divisés en plusieurs groupes qui font, les uns leur apprentissage d’aiguilleurs, les autres apprennent à conduire les locomotives, les autres enfin s’exercent au maniement du ringard pour devenir, sinon de vrais mécaniciens, tout au moins d’excellents chauffeurs« . Ils ne sont pas seuls à assurer le service des trains, ils retrouvent sur place des volontaires de la Ligue d’Action Civique, des retraités du PLM, et d’anciens poilus. Cet engagement des Élèves de l’École, beaucoup commenté dans la presse, déclenche la polémique de la part des syndicats et surtout du Conseil municipal, qui, réuni en séance le 12 mai 1920, vote un blâme unanime à l’encontre des élèves.
En retour, les élèves répliquent par une cinglante réponse publiée dans le journal de l’École « Le pic qui chante ». Ils élèvent le débat au niveau du patriotisme, c’est par « devoir sacré » qu’ils ont assuré le transport des personnes et des biens avec la même générosité que lors de la guerre, où 143 d’entre eux sont morts pour la patrie. En la circonstance, l’ennemi est clairement identifié, il s’agit des meneurs qui entretiennent « la lutte des classes et le désordre social »… et avec lesquels la municipalité s’est solidarisée.
Une École devenue suspecte et indésirable, aux yeux de la Mairie
Au cours de la même séance du conseil municipal, très vite les conseillers surenchérissent dans leurs propos. Ils s’interrogent sur l’opportunité de soutenir financièrement les travaux de construction de la future École, cours Fauriel. Jacques Legriel, 5ème adjoint, communiste, taxe l’École d’être devenue « par la mentalité de ses dirigeants, comme par celle de ses élèves un foyer d’Action française« . Mais faut-il vraiment s’en étonner ? Car, rappelle-t-il, établissant un raccourci avec la révolution russe « l’adversaire le plus redoutable du mouvement prolétarien, c’est (…) l’ingénieur« . Et pire que tout, ces élèves ingénieurs sont des « fils de bourgeois, qui dans la lutte du prolétariat contre le capital, ne peuvent que défendre le capital ! » La conclusion du réquisitoire tombe comme une sanction : la subvention municipale de 700 000 F à la construction de la nouvelle école n’est plus d’actualité, il ne saurait être question « de distraire un seul centime du prolétariat stéphanois » en faveur de ces élèves.
Ce n’est plus le Pic qui chante, mais le Pic qui se déchaîne, alors. Toujours dans la même lettre ouverte, les élèves réfutent avec virulence l’idée d’être présentés comme les ennemis de la classe ouvrière, ils en sont les défenseurs par les améliorations techniques qu’ils proposent aux entreprises, ils en sont les soutiens pour des réformes sociales plus justes, ils en sont parfois les sauveteurs, quand dans la mine survient un accident. Leur origine familiale ayant été épinglée par Jacques Le Griel, ils lui rendent coup pour coup avec une rare férocité. Sur le ton caustique, ils stigmatisent ses origines de grand bourgeois privilégié « grandi à l’ombre d’un coffre-fort« , fils d’un Directeur de Banque de France, élevé par un précepteur particulier… Ce pourrait bien être lui qui est visé quand il est fait allusion à ces auteurs de « combinaisons louches » et à ces « profiteurs de la grève ». Et pour finir, les élèves dégainent l’arme suprême à propos du financement de l’École. Ils savent que ce dossier divise le Conseil municipal. Ils versent dans la surenchère et proposent de transférer l’École, purement et simplement, non plus cours Fauriel, mais … dans une ville qui serait toute prête à l’accueillir, en l’occurrence Douai. Chantage évidemment, car l’École est perçue par tous les conseillers comme un équipement indispensable au rayonnement de l’industrie stéphanoise.
Perchés haut sur la colline de Chantegrillet, les élèves de l’École des Mines sont donc descendus de leur Aventin. Peut-on leur refuser ce droit de plonger dans les joutes de la cité et du pays ? Se préparer à la vie civile et économique, consiste aussi à se forger un tempérament et à se bagarrer pour ses idées. On le verra vingt ans plus tard, dans un tout autre contexte, avec les élèves et leurs professeurs impliqués dans la Résistance.
À lire
Le Pic qui chante n° 2, 1920 – Le Pic qui chante n° 2 1920 grève.pdf
« Les événements du 8 mai 1921 » dans la Brève du centenaire de l’Ecole des Mines de Saint-Etienne.
Marcel Gillot et Victor Guillermin (1931) : L’Ecole Nationale des Mines de Saint-Etienne. Publ. Société Amicale des Anciens Elèves de l’Ecole, Saint-Etienne
Étienne Fournila (1976) : Saint-Étienne, histoire de la ville et de ses habitants, Horvath, pp. 278-283.
Fiche réalisée par Maurice Bedoin, historien (texte) et Hervé Jacquemin, EMSE