Première ingénieure d’une grande école
Née le 4 juin 1896 à Paris d’une famille d’origine stéphanoise, Marcelle Schrameck est la première élève femme à intégrer une école d’ingénieurs, l’École des Mines de Saint-Étienne qui rouvre ses portes, en ce mois de novembre 1917, après trois années de guerre.
Son père Abraham Schrameck (1867-1948), ancien directeur de cabinet du préfet de la Loire Louis Lépine, occupe alors les fonctions de préfet des Bouches-du-Rhône (1911-18). Mais l’entrée de Marcelle à l’École n’est pas chose aisée. Malgré deux courriers du Ministère des travaux publics qui entend que l’École forme de jeunes femmes aux postes d’ingénieurs en ces temps de guerre, la direction de l’École se montre très réticente à l’accueillir.
« M. le Président donne connaissance au Conseil de deux demandes d’admission au concours qui lui sont parvenues de la part de jeunes filles. L’une d’elles demande à s’inscrire dès à présent pour le concours de juillet 1917. L’autre ne se présenterait que l’une des années prochaines et demande simplement une décision de principe.
Le Conseil, considérant que le décret organique du 21 janvier 1909 ne s’oppose pas à l’admission des jeunes filles, non plus que les autres règlements de l’École, mais que la question n’a certainement pas été envisagée pas le rédacteur de ces règlements, en sorte qu’on ne peut la considérer comme tranchée ; qu’il y a donc lieu de soumettre cette question à M. le ministre des Travaux publics pour décision ; que les carrières principales auxquelles conduisent les études de l’École, notamment celle d’ingénieur du fond dans les mines ou celles d’ingénieurs de métallurgie sont à peu près inaccessibles aux femmes, au moins en ce que ces carrières ont de spécial qu’à vrai dire on conçoit qu’une femme puisse se rendre utile comme ingénieur de certains services annexes, services de l’électricité par exemple dans la mine, au service de laboratoire dans la métallurgie, mais que les études de l’École conduisent moins directement à ces carrières « à côté » que les études des écoles de chimie, d’électricité, de l’École Centrale etc., dès à présent sont ouvertes aux jeunes filles ; que dans les circonstances actuelles l’École de St-Étienne, déjà trop étroite est pourvu d’un personnel insuffisant pour les anciennes promotions de 35 à 40 élèves, et qui va être obligé pour combler les vides de la guerre de recevoir des promotions beaucoup plus nombreuses, doit conserver toutes les places disponibles à l’instruction, d’ingénieurs proprement dits de mine ou de métallurgie, devant rendre le maximum de services dans les branches spéciales de l’industrie que l’École est destinée à pourvoir de personnel dirigeant ; que ces places sont dès à présent en nombre tout à fait insuffisant, et qu’il en sera ainsi tant que la reconstruction de l’École, depuis si longtemps retardée, n’aura pas été réalisée et que le personnel n’aura pas été augmenté ;
Emet l’avis que l’admission de jeunes filles ne doit pas être repoussée en principe, mais que les circonstances présentes n’y sont pas favorables, que la question doit pour le présent être tranchée négativement, mais qu’elle pourra être reprise lorsque la reconstruction des bâtiments et le renforcement du personnel enseignant auront diminué l’encombrement dans lequel l’École va se trouver après la guerre. » Extrait du Conseil de l’Ecole, 1917.
Ainsi le Conseil d’administration émet un avis défavorable à l’entrée de jeunes filles considérant que la place des femmes se trouve dans des postes annexes à la mine ou la métallurgie et évoquant le caractère exigu de l’École pour accueillir en plus des élèves femmes.
Le ministre des Travaux publics, alors Georges Desplas, maintient sur sa position favorable à l’intégration de jeunes femmes tandis que le Conseil de l’École ne compte pas changer d’attitude.
« Comme suite à l’avis exprimé par le Conseil de l’École dans la précédente séance, M. le ministre des Travaux publics a invité, le 13 juin 1917, M. le Directeur de l’École à soumettre à nouveau la question de l’admission des jeunes filles à l’examen du Conseil. Bien qu’il paraisse plus difficile d’employer les jeunes femmes dans les mines et les mines métallurgiques que dans les tissages, les filatures, les usines de produits chimiques, etc. auxquelles l’École centrale prépare plus spécialement, M. le ministre estime qu’à l’époque actuelle il ne convient pas de s’opposer à la participation des femmes aux concours d’admission de l’École des Mines de Saint-Étienne.
Après nouvelle délibération, le Conseil n’aperçoit pas de raisons pour modifier l’avis motivé qu’il a émis dans sa séance du 21 avril dernier, mais s’en reporte à la décision que M. le ministre des Travaux publics croira devoir prendre. »
En fin de compte, l’École se soumet à l’avis du ministre de tutelle et Marcelle Schrameck se présente au concours, est reçue et intègre l’École.
Le conseil d’administration modifie ensuite le règlement pour prévoir explicitement l’admission des seuls élèves hommes ! Il faut attendre 1971 pour accueillir les prochaines élèves femmes de l’École stéphanoise.
Par la suite, dans le décret organique de 1919, le Conseil de l’École reste assez neutre. La question du concours est tranchée par arrêté ministériel chaque année. Il est question de candidats français, de service militaire, mais, dans les textes consultés jusqu’à ce jour, la notion d’exclusion des femmes n’est jamais formellement écrite. Plus aucune femme n’entre toutefois dans une école des Mines jusqu’en 1968 malgré les demandes. À cette date, l’accès est toléré aux femmes grâce aux titres. L’ouverture est clairement apparente pour le concours 1970, le règlement intègre « Les candidatures féminines sont acceptées ». Implicitement, il y a bien quelque chose qui l’interdisait avant.
Une femme à l’École
Seule femme dans ce milieu masculin, elle est le centre d’intérêt des revues des élèves de l’après-guerre à travers mise en scène, textes et chanson. Le 3 décembre 1919, elle fait partie des saynètes de l’acte 1, imaginées par les élèves dans la revue « Cinq ans après ! » représentée au Théâtre-Family.
Chanson de l’élève femme (Revue 1919)
(Air : Mam’zelle Nitouche)
Maître, écoutez votre servante
Ne vous irritez pas, je sais
Qu’en cette école si savante
Aucune femme n’ira jamais
Mais moi, je suis pudique et pure
Je puis risquer cette aventure
Avec moi vous pouvez bannir toute terreur
J’ai repoussé plus de cent tentateurs
Et j’ai freiné les élans de mon cœur.
Cherchant partout un sanctuaire
Où le travail soit abrité
J’ai senti dans votre annuaire
Un parfum de fécondité
Dans ce temple où Bouddha s’installe
Il vous manquait une vestale
Avec moi vous pouvez bannir toute terreur,
J’ai repoussé plus de cent tentateurs
Et j’ai freiné les élans de mon cœur.
Les diplômés de la Promotion 1919 qui comprend, en raison de la guerre, des promotions 1913-19, 1914-19 et 1917-19, sont par ordre au classement final :
Jacques Tardif, Robert Latour, Edmond Collet, Gabriel Moufflet, Charles Béraud, Marcel Jean, Marcel Perrin, Louis Pozzetto, Georges Cousin, Georges Dayet (promotion 1914-19, mort au camp d’Asbach – Bäumenheim, Bavière, le 21 janvier 1945), Marcelle Schrameck, Marius Charvolin, Joseph Prophette, Joseph Cambray, Lucien Bernard.
Michel Koyitch, élève étranger, futur ingénieur à Belgrade, hors classement
La carrière de Marcelle Schrameck
Diplômée de la promotion 1919, Marcelle Schrameck intègre l’usine de produits chimiques Kuhlmann en Lorraine en 1920 avant de rejoindre son mari Louis Lazare Kahn à Brest, le suivre à Saïgon entre 1934 et 36 et revenir à Lorient.
En mars 1922, elle publie dans « La Nouvelle Revue » un article sur « Le problème du travail en Amérique ». Elle conclue son analyse, fortement étayée de références, par ces mots « Le développement industriel a marché vite pendant la guerre et nous avons vu que ces groupements d’intérêts communs et vitaux, vont sans cesse en s’élargissant. Il semble bien qu’on puisse prévoir un développement tel que ces liens puissants et serrés permettront d’assurer la paix chez les hommes ». Mais 17 ans après, la seconde Guerre Mondiale enflamme l’Europe.
Le 15 août 1941 l’ingénieur général Louis Kahn est évincé de la Marine en application de la loi sur les Juifs. Après deux tentatives d’évasion, il réussit à rejoindre Londres et à rallier la France Libre le 15 février 1943. Marcelle Kahn Schrameck se rend à Marseille. Suite aux rafles de 1943, elle passe en Espagne par les Pyrénées sous une fausse identité, avec ses deux enfants. Arrêtés à Barcelone, ils sont libérés et rejoignent Casablanca. Pendant et après la guerre, elle occupe des fonctions administratives à Alger puis à Paris au ministère des Affaires étrangères. Elle décède à Paris en 1965.
Marcelle Schrameck a accompagné la vie de l’École. Elle était ainsi présente au banquet en l’honneur d’Henri Fayol et Alexandre Pourcel le 7 juin 1925 à Paris ainsi que lors de la remise de la Croix de guerre le 16 novembre 1952 à Saint-Étienne.
Références
Marcelle Schrameck (1922) – Le problème du travail en Amérique – La Nouvelle Revue, Mars 1922, p 309-316.
http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-112741&M=pagination
Cinq ans après ! Revue de la Sainte Barbe 1919. Imprimerie La Stéphanoise. Alumni Mines Saint-Etienne.
A. Pauze et R. Dumas (1985) : Un ministre de l’intérieur natif de Saint-Étienne : Abraham Schrameck. Bull. du Vieux Saint-Etienne n° 139, pp. 60-61.
Brève rédigée par Hervé Jacquemin (EMSE) et Rémi Revillon (historien).
Remerciements à Monsieur Jean Kahn, fils de Marcelle Schrameck, et Monique Kahn pour leur aide.